extrait du livre « De la connaissance de soi »
« Je ne sais pas si vous avez remarqué que lorsque vous vous livrez à l’introspection,
lorsque vous regardez en vous-mêmes en vue de vous changer, il y a toujours
une vague de dépression. Il y a toujours une vague de mauvaise humeur contre
laquelle il vous faut batailler; vous êtes obligé de vous examiner de nouveau
afin de dominer cette humeur, et ainsi de suite.
L’introspection est un processus qui consiste à transformer ce qui est en
quelque chose qui n’est pas. Il est clair que c’est exactement ce qui se
produit lorsque nous faisons de l’introspection, lorsque nous nous complaisons
en cette action particulière. En cette action il y a toujours un processus
d’accumulation, le » je » examinant quelque chose dans le but de le changer.
Il y a donc toujours une dualité en état de conflit, et par conséquent un
processus de frustration. Il n’y a jamais d’affranchissement; et comme on
sent cette frustration, il en résulte une dépression.
Mais la lucidité est entièrement différente. La lucidité est l’observation
sans condamnation. La lucidité engendre la compréhension, car elle ne comporte
ni condamnation ni identification, mais une observation silencieuse.
Si je veux comprendre quelque chose, je dois évidemment l’observer, je ne
dois pas critiquer, je ne dois pas condamner, je ne dois pas le poursuivre
comme étant un plaisir ou l’éviter comme étant un déplaisir.
Il faut qu’il y ait simplement la silencieuse observation d’un fait. Il
n’y a pas de but en vue, mais une perception de tout ce qui survient. Cette
observation, et la compréhension de cette observation cessent lorsqu’il
y a condamnation, identification ou justification.
L’introspection est une amélioration de soi, et par conséquent l’introspection
est égocentrique. La lucidité n’est pas une amélioration de soi. Au contraire,
c’est la fin du moi, du « je » avec toutes ses idiosyncrasies, ses particularités,
ses souvenirs, ses exigences, ses poursuites. Dans l’introspection, il y
a identification et condamnation.
Dans la lucidité, il n’y a ni condamnation ni identification; par conséquent,
il n’y a pas d’amélioration du soi: il y a une immense différence entre
les deux. L’homme qui veut s’améliorer ne peut jamais être lucide, parce
que l’amélioration implique une condamnation et l’obtention d’un résultat,
tandis qu’en la lucidité il y a observation sans condamnation, sans déni
ni acceptation.
Cette lucidité commence avec les choses extérieures, elle consiste à être
conscient, à être en contact avec les objets, avec la nature. Tout d’abord,
on perçoit avec lucidité les choses qui vous entourent, on est sensible
aux objets, à la nature, ensuite aux personnes, ce qui veut dire être en
relation, et ensuite il y a la perception lucide des idées. Cette lucidité
-qui consiste à être sensible aux choses, à la nature, aux personnes, aux
idées – n’est pas composée de processus différents, mais est un seul processus
unifié. C’est une constante observation de tout, de chaque pensée, sentiment
et acte à mesure qu’ils surgissent en nous-mêmes. Et comme la lucidité n’est
pas condamnatoire, il n’y a pas d’accumulation. Vous ne condamnez que lorsque
vous avez un critérium, ce qui veut dire accumulation, et par conséquent
amélioration du moi. Être lucide c’est comprendre les activités du moi,
du « je » dans ses rapports avec les gens, avec les idées, avec les choses.
Cette lucidité est d’instant en instant et, par conséquent, n’est pas obtenue
par des exercices.
Lorsque vous vous exercez à une chose, elle devient une habitude; et la
lucidité n’est pas une habitude.
Un esprit routinier n’est plus sensitif, un esprit qui fonctionne dans l’ornière
d’une action particulière est obtus, n’a pas de souplesse; tandis que la
lucidité exige une continuelle souplesse, une grande vivacité.
Cela n’est pas difficile: c’est ce que vous faites tous lorsque quelque
chose vous intéresse, lorsque cela vous intéresse d’observer votre enfant,
votre femme, vos plantes, vos arbres, vos oiseaux. Vous observez sans condamnation,
sans identification; par conséquent, dans cette observation il y a une complète
communion, l’observateur et l’observé sont complètement en communion. C’est
cela qui, en fait, a lieu lorsque vous êtes profondément intéressé par quelque
chose.
Ainsi, il y a une très grande différence entre la lucidité et l’amélioration
auto-expansive du soi qu’est l’introspection. L’introspection mène à la
frustration, à de nouveaux et plus vastes conflits, tandis que la lucidité
est un processus qui nous affranchit de l’action du moi; elle consiste à
être conscient de vos mouvements quotidiens, de vos actions, et à être conscient
des autres personnes, de les observer. Vous ne pouvez faire cela que lorsque
vous aimez. Lorsque vous êtes profondément intéressé par quelque chose;
et lorsque je veux me connaître, connaître mon être entier, le contenu total
de moi-même et pas seulement une couche ou deux de ma conscience ».
« De la Connaissance de soi » Krishnamurti
Photo, Michele Vanwiemes/ retouche image, Baltazhar Samilor
Juillet 2013 Lagon de La Saline Les Bains Ile de la Reunion |